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Pour le plaisir d'écrire et de lire !!
24 septembre 2006

Papy

     Mon grand-père me faisait un peu peur quand j'étais petit. Quand j'avais fait une bêtise, il me trouvait et s'exclamait sentencieusement : "Je vais te tailler les oreilles en pointes !".
     Il était carrément plausible, dans ma logique de gosse de 6 ans, que mon grand-père me soulève par les bretelles et que, de deux-trois coups du sécateur qui l'accompagnait dans son jardin depuis des temps séculaires (du moins de mémoire de petits-enfants), il tranche mes pavillons auriculaires, après-tout-pourquoi-sont-ils-arrondis-c'est-vrai-ça, ça-t'apprendra. Pas moins plausible que je coure à la cuisine de mes grands-parents en pleurant avec les oreilles de Mr Spok pour entendre ma mère me gratifier d'un "C'est bien fait pour toi, tu n'avais qu'à être sage".
     Mais quand j'y pense, je n'ai jamais été terrifié à cette menace. Dans cette scène imaginée maintes fois, il y avait quelque chose de franchement comique, de l'ordre de l'absurde qui faisait rire tous les gamins de mon âge dans les dessins animés : tout enfant qui a vu Roger Rabbit sait que les personnages de cartoons peuvent se prendre un mur en briques et passer au travers en y laissant leur silhouette.
     Toutefois, moi qui avais essayé, en toute rigueur scientifique, m'étais rendu compte que : un, ça fait mal ; deux, les toons ne sont pas comme nous, les êtres humains. Refroidi par cete édifiante expérience, j'ai donc toujours gardé une once d'effarouchement à l'écoute de cette exclamation théâtrale de 'Papy'.

     D'autant plus que je l'avais toujours senti auréolé d'un charisme et d'une noblesse indéfinissables. Autrefois ébéniste, il était devenu pour moi le chêne centenaire qu'il avait travaillé tant de fois. Il était la force tranquille et tous ses combats étaient menés avec la plus grande sérénité et une exquise méthode - ainsi qu'un humour désarmant.
     Un jour, me racontèrent une fois mes oncles, qu'il s'était disputé avec ma grand-mère, elle l'a menacé au moment où il sortait pour se calmer : "Je te préviens, Pierrre, si tu passes cette porte, tu la trouveras fermée à ton retour". En pestant à peine, il est allé à la cave chercher ses outils, a démonté précautionneusement la porte et est parti avec.

     Cette anecdote et tant d'autres, vécues ou rapportées, avaient concouru à dresser de lui un portrait atypique, qu'entre cousins nous partagions.

     Et puis, d'année en année, me rapprochant de la hauteur à laquelle tu regardes le monde, j'ai découvert plein de choses.

     Eté 98. J'avais seize ans et qu'une envie : passer tout mon temps avec mes potes.
     Pas de chance, parce que ma mère avait un autre plan : "Les enfants, cette année on va faire le Tro Breizh avec Papy et Mamy". Traduisez : le Tour de Bretagne. Cette année, l'étape prévue par le parcours était Vannes-Quimper. Cent-soixante kilomètres à pied. Dix jours. Dix jours entouré de pélerins qui avaient tous une bonne raison de marcher.
     Mais qu'est-ce que je foutais là, moi ? Tous mes potes faisaient la fête toutes les nuits en écoutant de la Hard-Tech et allaient dormir dans la tente, imbibiés de Whisky-Coke. Le jour, ils récupéraient en comatant sur la plage ou en faisant du beach-volley. Et moi je dormais la nuit et marchais le jour. Super.

     ... Bon, passé les quatre premiers jours, la quiétude des chemins déteignait un peu sur moi et j'étais presque content d'être là. Mais quelque chose clochait : alors que je commençais à perdre les courbatures des premiers kilomètres, je me demandais comment mon grand-père n'était pas tombé en morceaux sur le bord d'un sentier, près d'une rivière, dans les ronces, n'importe où je sais pas... Au lieu de ça il rajeunissait à vue d'oeil et le soir il avait moins mal aux pieds que moi (vivement mes soixante-dix ans !).
     Ce jour-là j'ai compris tout à coup, en le regardant marcher de ce pas léger mais décidé, en sifflotant, que, franchement, la mauvaise humeur c'est un sacré poids dans le sac d'un marcheur, ça le fait traîner des pieds et ça le ralentit drôlement.

     J'ai jeté ma mauvaise humeur dans ces ronces, quelque part entre Vannes et Quimper.
     Tu m'a regardé faire.

     Nous sommes repartis.
     Sur un chemin de terrre et de cailloux, j'étais deuxième et je le suivais, lui, le premier pélerin du monde. Désormais, j'avais une raison de marcher, moi aussi : j'accompagnais mon grand-père. Et j'exhibais cette raison avec fierté, un soleil à la place du coeur.
     Nous sommes bientôt arrivés à un endroit qui, parmis tant d'autres, m'a laissé un souvenir très vif, peut-être à cause de cette révélation qui venait d'éclairer mon esprit, le pourvoyant d'une acuité singulière.
     Le sentier nous avait depuis un ou deux kilomètres éloignés des routes et du bruit des voitures, bruit qui nous rejetait si bien sur terre, sabotant si facilement nos tentatives de communion avec la nature. En l'espace de quelques centaines de mètres, nous nous sommes sentis plongés au coeur d'un lieu vraiment unique.
     Le plus frappant en cet endroit était la lumière qui nous environnait. Elle s'exhalait des feuilles des arbres, escorte verte et majestueuse, pour rebondir vivement sur le chemin, dorée, éclatante. Un parfum de secret nous cernait et mon grand-père, soucieux peut-être de respecter en moi l'apprentissage que je venais de faire, me laissait déguster silencieusement ma bonne humeur toute fraîche. Son bâton de marche, au bout ferré, marquait chaque pas d'un "toc" souvent mat, parfois clair, selon qu'il retombait sur la terre ou sur une pierre. Je me rappelle encore bien ce son qui m'avait tant agacé les premiers jours, qui m'apaisait tant à présent.
     Nous sommes restés ainsi un moment, silencieux voyageurs, lumineux pélerins. Puis, rassasié de cette lumière, il a éprouvé le besoin de parler. Comme on soupire après un bon repas, il m'a confié : "je crois que je me souviendrai longtemps de ce moment-là".
     Il s'est tourné vers moi, souriant ; je lui ai rendu son sourire avec complicité.

     Moi aussi, Papy, moi aussi.


     L'année suivante, les cinquante ans de mariage de mes grand-parents ont été l'objet d'une fête de famille grandiose. Dans cette famille immense et très soudée, chaque célébration prend une tournure presque démesurée. Ce jour-là, Papy nous a offert un très beau cadeau.
     Dans un discours, à tous, il nous a raconté pudiquement sa vie. Sa vie, que nous ne lui connaissions presque pas. Il avait en effet été quelqu'un de très discret à son sujet , pour ne pas dire secret.
     Dans des vers d'une maîtrise irréprochable, où brillait son amour de la littérature, il avait sublimé l'indolence d'une enfance admise, le charnier d'une adolescence avortée par la guerre, la dureté  de ses premières années d'adulte, arrivées trop tôt.
     Il nous a conté tout cela avec tendresse. Le bonheur et la joie de vivre noyaient une dernière fois les drames ressurgis dans ses vers.
     Il faisait beau et nous étions tous assis sur l'herbe, buvant ses paroles avec respect. Mamy, assise à son côté, l'écoutait avec émotion. Elle seule, je crois, prenait la mesure du cadeau qu'il nous faisait, de la confiance, de l'amour qu'il lui avait fallu pour nous raconter ces années que nous ignorions tous - même ses enfants. elle le regardait et ses yeux brillaient d'amour, de dévotion.
     A la fin de son discours, nous avons porté un toast à mes grands-parents.
     Un verre de marquisette à la main, j'ai commencé à discuter avec trois de mes cousins en regardant Papy. J'étais perplexe à la vue de cet homme au bermuda remonté si haut - à vrai dire plus haut que le nombril - qu'on eût cru l'homme suspendu par les bretelles. Et puis, détail fatal mais générationnel, ces éternelles chaussettes jacquard, émergeant de chaussures bateau et tenant désespérement de rejoindre le bas du bermuda et s'arrêtant juste au-dessous du mollet, à bout de fil, vaincues. Mais un éternel sourire, trônant au-dessus du tout, balayait ce ridicule avec classe.
     Il est venu nous voir.
     "Alors, les garçons, avez-vous bien compris le sens de mon discours ?
     - Ben, je ne sais pas... C'est que même si la vie est parfois difficile, elle est quand-même belle ..?
     - Ce n'est pas exactement ça. La principale chose que je voudrais que vous reteniez de ce discours, c'est ceci : de toute votre vie, mes enfants, ne retenez que le bien."
     Il venait de me faire le relais d'une vérité transcendante.

     Maintenant tu me joues ton avant-dernière leçon - la vie est bien futile, l'âge est une drôle de maladie que tu prends avec dérision fierté acceptation sérénité espièglerie.
     L'été tu joues à faire du feu dans le fond du jardin et ça agace Mamy parce que même la chaise qu'elle voulait que tu répares y est passée. Et ça fait rire tes enfants et tes petits-enfants. Tu restes debout à regarder ce grand feu, hypnotisé comme moi quand j'avais six ans.
     Qu'est-ce que tu vois dans ce feu ? Nos vies, qui se consument si vite ? Notre âme, qui brûle d'un éclat vif ? Le monde qui s'évertue en se perpétuant ?
     Un peu de ton sang coule dans mes veines, en héritage de ton histoire. Mais ce n'est pas tout ce que je garderai de toi. Il me restera tous ces moments drôles ou tendres. Il me restera ta joie et ton sourire humble mais triomphant.

     Que le bien.

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